19/05/2010

Transgenesis.

Publié sur le site We Love Words dans le cadre de l'opération "A vous de lire".

Tendre des bras potelés tordre ses doigts jouer ballon mouiller joues larmes ensanglantées de n'encore rien sentir. Cinq ans. A l'autre bout du pays l'une fait naître aux yeux du monde le personnage qui traumatisera trois nuits de mes seize ans, Prétextat Tach l'indocile et c'est un régal que ces croupions de poulet dont le gras jaune a acquis une consistance spongieuse. J'ai cinq ans et je mâche des morceaux de chair en finissant les fonds de verre laissés par le Pater enivré ronflant au coin du canapé, bave aux lèvres. Absentéisme in familia. Praesentia fantôme. Personne ne me voit. J'ai cinq ans, je titube, je me roule en boule et le téléphone dont on me refuse le numéro. L'isolement le soir au lit, Pater gueule Johnny tandis que moi je ne suis pas moi, je me perds dans la cour et on me montre du doigt, l'inhumain, la sciure de poue. Je ne suis personne. On m'a oubliée. Quand vient l'automne. Parenthèse rouillée.
J'ai huit ans et je désespère de ressembler à quoi que ce soit. J'escalade étagères cheminée bibliothèque. C'est là pour faire joli sinon c'est trop vide la Mater dit. J'ai huit ans et j'ouvre grand les oreilles - je n'entends plus, j'écoute. Monde d'ouvrières où seules comptent les mains abîmées qu'on récure à l'eau de javel. J'ai huit ans et ce qui s'étale devant moi, c'est l'enfant qui range ses poupées en rang d'oignon en pleurant sa mère partie loin, son père mort, sa grand-mère acariâtre et son grand-père absent. J'ai huit ans et je ne comprends rien. Sylvie, ma petite Sylvie - Viou. Troyat. Longtemps je n'ai jamais perçu ce que voulait dire lire. Longtemps pour moi, c'était relire. Viou d'Henri Troyat. Personnage isolée. Petite fille qui s'ennuie. Poupées en rang d'oignon. A douze ans j'ai voulu monter un groupe je m'appelais Viou, le Frater qui hurlait Viou-ouh-ouh-ooouuuuh. Dessins bâclés pour penser à ce qu'on m'ignore. Je ne suis personne sinon la gamine qui range ses poupées. Peut-être suis-je déjà un peu.
J'ai dix-sept ans. Depuis quatre ans déjà les mots s'amoncellent. Vous savez j'écris des poèmes. Mais je n'ai pas le mode d'emploi. Poésinasiller pour moi c'est aligner en un quart d'heure et ça sort. La prof elle kiffe. Mais matin d'été. Il est le 25 août, 2004, dix-sept heures. Je regarde la fenêtre moment d'émerveillement. Qu'est-ce que ça fait? Je suis en vie. Qu'est-ce que tout ça peut faire. Je suis vivant. J'écris. Qu'est-ce que tout ça peut faire. Plonger le regard regarder le crépuscule ciel inondé de rose en nageant dans la piscine. Amélie tu fus mon entrée à la vie. Qu'est-ce que tout ça peut faire puisque tu m'insufflas. La vie. La faim. Cela est ton domaine mais en moi la faim d'être. Suis-je déjà personne. Subjective. Je suis moi. Je n'ai plus besoin de personne. Je ne suis plus que moi.
J'ai vingt-et-un ans et je suis amoureux. Oh c'est pas mon amoureux, tenez, celui-là est déjà marié. Pour lui un sourire ça n'est que politesse, mais pour moi son sourire et alors je m'évade. Autour de moi le monde auquel je n'appartiens plus. Le monde qui vous entoure, le monde qui l'entoure lui. Mais je lis. Et quand je me lis c'est ses bras qui m'entourent. Nous ne sommes plus en vie, nous sommes à l'intérieur de la vie. J'aime tellement qu'il existe. Nina tu racontes et moi encore je pleure. Il n'est qu'une chimère mais je sais bien, les chimères ça fait des trous. Ce matin-là j'ai mal encore. Mais rien que le fait qu'il, qu'il m'appelle par mon prénom, qu'il me voie, qu'il sache qui je suis, pauvre étudiant au milieu des autres. Appelez-moi par mon prénom. Encore. Je t'aurai aimé deux ans, j'aurai supporté les mille et une contraintes de la folie, l'air qui manque, les assiettes qui volent, les baffes qui partent, et comme on se sent seul le soir au fond du lit. Mais tu m'appelles par mon prénom. Et je vis. J'existe. Enfin. Enfin je vis. Même si tu m'oublies quand elle est avec toi, même si c'est elle que tu regardes émerveillé, j'existe enfin au-delà de moi, j'existe enfin dans les yeux d'autrui.